L'éducation indicible

C'est un collègue de mon père, invité parmi d'autres qui, loin du regard maternel, a pincé mes seins naissants à travers mon chemisier en riant... Il s'est adressé au reste du groupe : " Ça pousse, dis donc " puis, à mon père : " il faudra bientôt la surveiller, hein ? "
J'ai baissé les yeux... Ses doigts sales aux ongles rongés avaient laissés une tache et le regard qu'il avait posé sur mon corps avant de s’adresser aux autres plus encore. 
J’aurais aimé ne pas voir les regards échangés, joyeux, des adultes entre eux, prenant bien soin d'éviter le mien. Mon malaise gênait-il leur distraction ? Peut-être ne le voyaient-ils même pas, occupés à se rouler dans leur complicité malsaine. 

Je me rappelle celui qui, un soir de fête, dans mon tout petit village, à la lueur des lampions, les yeux rougis par l’alcool, a soulevé ma jupe quand je suis passée près de lui et s’est moqué de moi quand j’ai protesté : " Ah bah c'est ce qui arrive quand on devient une grande fille ! "
J'ai regardé mon frère et notre copain au loin, qui courraient comme les enfants que nous étions encore et j'ai su que nous ne faisions plus partis du même monde... 

Il y a eu ce voisin qui m’a appris que j'étais devenue trop grande pour jouer avec les garçons, que cela faisait mauvais genre. Je n’ai pas compris cette nouvelle règle, mais à son coup d’œil désapprobateur jeté sur mes jambes, j’ai su que cela avait un lien avec mon corps, mon indécent corps que j’aimais de moins en moins.

Il y a toi, qui m’a appris le terme de « pute » quand tu as cru que j’avais un petit ami... Je n'avais encore jamais embrassé personne. Je ne savais pas ce que c'était que d'être amoureuse et j'étais déjà une pute. 

Et lui là-bas, dans la barque que l’on empruntait parfois, pour visiter notre petite île sur la rivière, qui en me retenant par mon poignet, m’a demandé si je voulais voir la bête qui se cachait dans son pantalon. 

Ce voisin qui, une fois, a touché mes fesses dans les escaliers, parce que : " ces petites fesses, on n’y résiste pas ! " Je me revois encore, rentrant chez moi précipitamment quand j'entendais ses pas afin de ne pas le croiser.

Et puis il y a eu lui, avec un grand L, celui qui a fait pire que tous les autres réunis et qui m’a persuadé que je ressemblais un peu trop à une femme, qu’il y avait quelque chose chez moi qui le provoquait... 
" De toute façon t'y passeras, tôt ou tard, avec moi ou un autre, c’est la nature, ma pauvre, que veux-tu y faire "
Mon pauvre corps, j'ai tant de mal à t'aimer ne serait-ce qu'un peu à cause de lui...

Et puis il y a eu encore toi, L’adulte censé me protéger, qui n’a pas voulu me croire, qui n’a pas voulu faire d’histoires, mais n’a pas hésité à marquer la mienne, toi qui estimais plus l’homme que l’enfant.

Il y en a eu d'autres après mais leurs visages se mêlent et s’effacent ... Seule leur intention commune demeure. 
Tous, m’ont fait croire pendant longtemps que c’était ça, être une femme. Ce n'était pas seulement sortir de l'enfance mais aussi perdre la liberté de jouir de mon corps comme je le voulais. C'était être coincé entre leurs désirs salaces et leurs fantasmes de puretés. Ne plus être libre quand on se déplace, ne pas choisir quelles mains se poseront sur nous, quels doigts s’immisceront en nous. Qu’il fallait penser à eux et à la bête cachée dans leurs pantalons quand on choisit ses vêtements et avoir peur, toujours, lorsque quelqu'un marche derrière nous. Qu'il ne fallait pas les contrarier afin de ne pas vivre pire. Qu'il fallait se soumettre à leur colère, à leur envie. Tous ont participé à cette "éducation" dont les adultes ne parlent pas mais qu'ils connaissent. 

Je les ai crus un temps et puis, grâce à celles qui ont osé parler, l'envie de liberté est revenue, incessante. Je ne veux plus vivre en regardant par dessus mon épaule. Je veux recommencer à marcher seule sans peur. Je veux reprendre le petit bateau et sentir l'air sur mes jambes quand il fait chaud...

Alors merci à vous toutes, pour vos mots, pour votre force et votre courage. Cette envie d'être vraiment, de respirer, grandit chaque jour, je vous la dois aussi. Elle ne me lâchera plus, je le sens, au fond de moi. Je suis sur la piste d’une version de moi plus épanouie. Le chemin est difficile, douloureux mais peu importe le temps que cela prendra, je me ferais exister, selon mes règles et mes limites, plus les leurs.

Sibel.

Puberty (1894-95) by Edvard Munch

Commentaires

Enregistrer un commentaire