Nous avons fait ce que nous pouvions.

Je suis à l'arrêt de bus.

Le temps est bien trop gris pour la saison.
Le service météo annonçant un soleil éclatant s'est trompé.
C'est rare...
Mais ça fiche la fiabilité de mon plan en l'air.

Lorsque je prends le bus, je prends en compte un maximum de paramètres possible, afin d'éviter les situations stressantes.
Il faut d'abord soigneusement étudier le trajet puis, choisir la ligne qui me permettra de m'engouffrer vers mon point B au plus vite.
Sélectionner ensuite l'horaire le moins fréquenté quitte à partir bien trop en avance.
Si je pars en avance, il faut alors que le point B soit un lieu pas trop exposé pour y patienter sans être l'attraction des passants.
Enfin, se renseigner sur la météo.
S'il pleut, les gens ont tendance à prendre davantage le bus. La flemme de marcher jusqu'à une station, le sol parfois glissant des escaliers du métro, le rendant moins accessible et l'idée d’être entassé les uns sur les autres complètement trempés doit en décourager plus d'un.
Je les comprends.
Je ne prends plus jamais le métro.
Je le faisais avant, mais en tant que personne grosse et en tant que femme, j'ai été beaucoup plus la cible de remarques et de gestes déplacés dans le métro que dans le bus.
Par usure... Par peur aussi, j'ai fini par déserter.

Le ciel s'est soudainement chargé de nuages bien trop lourds pour lui...
Il va pleuvoir, c'est sûr...
J'ai vu quelqu'un regarder le ciel, puis avoir ce geste des mains que l'on fait parfois quand on constate, alors qu'il ne nous manquait pas l'instant précédent, l'absence de notre parapluie.

Il n'y a presque personne quand je rentre dans le bus. Trois femmes, deux hommes. L'un d'eux a une corpulence proche de la mienne.

Ça y est, il pleut !

Je reste debout, dans un coin contre la paroi du bus. J'essaie de me concentrer sur mon livre quand, quelques arrêts plus tard, plusieurs personnes, mouillées, jeunes et bruyantes entrent dans le bus.
Elles viennent s'installer à côté de moi.
Je le savais, le temps était trop gris pour la saison.
Durant quelques minutes, tout va bien et puis :
Monsieur ! Y'a une limite de poids dans le bus ? 
Le chauffeur ne répond pas.
MONSIEUR ! C'est combien de kilo max dans le bus ??
Toujours pas de réponse.
Puis, l'un d'eux a abaissé mon livre.
Madame, vous pesez combien ? 

Cet instant-là, semble durer une éternité... Composé du silence assourdissant de gens qui aimeraient parler mais n'y arrivent pas et de cette bêtise sonore de gens qui devraient se taire mais ne le font pas a une texture particulière...

En relevant mon visage, mon regard accrocha sans le vouloir, celui de mon semblable, peut être moins d'une seconde mais ce fut suffisant pour se comprendre.
Je vis son empathie, sa détresse, sa honte de ne pas pouvoir intervenir et sa peur d'être prit pour cible.
Il se tourna vers la fenêtre, sorti son téléphone et mit ses écouteurs. Je me suis replongée dans mon livre.

Si le bus se renverse, on saura pourquoi ! 
Faut manger des légumes hein Madame !

J'ai eu juste eu la force de leur demander pourquoi ils faisaient cela.

Madame, pourquoi vous bouffez autant, c'est normal après les gens, ils se moquent. 
Moi, j'aurais honte que ma mère soit comme vous. 

Votre mère ? Elle n'aurait pas honte, elle, de votre comportement ?
 Parle pas de ma mère, connasse ! 

Un cran plus haut dans la tension... Les regards se sont durcis.

Et puis une petite voix : allez les gars, c'est notre arrêt, venez on s'en va ! 

Et voilà, c'était fini...
Et en même temps, tout continuait.
La texture du moment ne changeait pas et les mots prononcés flottaient encore dans l'air.
Tout le monde gardait la tête baissée... Moi aussi. Je faisais semblant de lire.
Nous savions tous que je ne lisais pas vraiment.
Nous étions tous liés par notre absence de réaction.
Les minutes passaient si lentement et le monsieur aux écouteurs avait l'air de plus en plus triste, les épaules affaissées, son front contre la vitre froide du bus.
Nous savions aussi qu'il ne sentait pas le froid de la vitre.

Mon arrêt...
Je me dirige vers les portes.
En passant près de l'homme à l'expression peinée, me surprenant moi même, je pose ma main sur son bras. Il enlève ses écouteurs tout en tournant sa tête vers moi, un peu surpris. Ses lèvres se mettent à trembler.

Ne vous en voulez pas, monsieur,s'il vous plait... Ce n'est pas de notre faute... Nous avons fait de notre mieux, vous et moi. Je ne vous en veux pas.
Puis, je suis descendue du bus. Je me suis retournée pour lui faire un signe de la main...

Les larmes aux yeux, il me souriait courageusement.

Sibel.

Jules Dupré ,1894, Barges fuyant devant la tempête



Commentaires

  1. Merci de tout coeur, Chère Sibel, pour la délicatesse infinie qui se respire dans chacun de vos textes et qui me bouleverse plus que je ne saurais le dire. Une pluie de roses sur vous et sur Baptiste Beaulieu qui m'a fait arriver jusqu'à vous. Sororellement vôtre. Astrid

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    1. Comme je suis touchée par votre message... J'évitais de passer par ici depuis quelques jours, quelqu'un de mal attentionné prenant le soin de commenter tous les articles, alors tomber sur votre commentaire, si doux, m'a fait un bien considérable. Merci infiniment... À vous, ainsi qu'a ce cher Baptiste Beaulieu à qui je dois beaucoup.

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