Ouvrez-bien la bouche, Madame !

Cela faisait des mois que cette dent me faisait mal par intermittence.

J'ai longtemps craint que cela arrive et j'ai tout fait pour que cela ne soit pas le cas : jamais de sucreries, brossage des dents plusieurs fois par jour, fil dentaire...

J'espérais, comme tous ceux dont l'idée même de se rendre chez un soignant terrorise, que la douleur disparaîtrait d'elle-même, qu'elle se détournerait de moi, se rendant compte qu'elle avait frappé la mauvaise personne. 
Pour ça aussi, j'ai tout essayé... Remèdes d'antan, huiles essentielles, bains de bouche, offrandes au Dieu de la gencive.
Mais la douleur revenait toujours plus forte... Alors j'ai commencé à prendre des antidouleurs...
De plus en plus...
Puis à réduire le temps entre les prises, augmentant ainsi dangereusement les doses. 

Je savais, bien sûr, que c'était la dernière chose à faire. Qu'avec ce type de comportement, je risquais bien pire qu'une visite chez le dentiste.
Mais la grossophobie médicale avait eu raison de moi.

Mes peurs étaient bien plus grandes que cette douleur lancinante...

Puis malgré les doses d'antidouleurs ingurgitées, la douleur fut telle que bientôt, je ne puis presque plus dormir.
J'alternais entre la position assise et les allers-retours silencieux dans mon appartement.

Pourtant, là encore, ma peur était plus grande que ma douleur. 

J'ai eu un abcès qui, étirant la douleur jusqu'à mon cou, me poussa à prendre des antibiotiques qui ne m'étaient pas destinés, moi qui déconseille à tous de le faire. 

J'ai écumé internet dans l'espoir délirant, irraisonné, que quelqu'un ait trouvé un remède miracle qui soignerait cette carie sans que je prenne le risque de rencontrer un soignant grossophobe. 

Et puis une nuit, la douleur a atteint son paroxysme, créant un lien invisible, de la racine de ma dent malade jusqu’à un point dans ma tête, endroit où la souffrance éclatait, projetant des éclairs lancinant derrière mes yeux.

Et pourtant ... Là encore, ma peur était plus grande que ma souffrance. 

Au petit matin, me sentant en danger, je me suis rendue dans un centre où l'on est pris en charge par un étudiant presque dentiste et qui est supervisé par un professeur.
J'ai pensé que si c'était quelqu'un de supervisé alors il ferait sans doute plus attention à ses propos.

Dans la salle d'attente un peu délabrée, il y avait plusieurs personnes grosses, ce qui est rarement le cas, des personnes handicapées, des petits vieux visiblement démunis...

Les invisibles.

Le jeune dentiste a été parfait... Doux et agréable... Il ne m'a pas demandé pourquoi j'ai mis tant de temps à consulter. 
J'ai été si soulagé de son attitude qu'il me semblait que je souffrais moins... Après quelques soins, la décision d'arracher cette dent qui mourrait en palpitant laborieusement dans ma gencive, s'imposa rapidement. 

En position semi-allongée... Appareillée d'une digue dentaire... Une lumière éblouissante mais indispensable dirigée sur mon visage, je me sentais exposée, vulnérable.
Le professeur a réuni autour de moi plusieurs étudiants et alors qu'ils examinaient mes radios, celui-ci lance : ah oui, c'est une grosse carie ! Tout est gros chez vous dites-moi ? C'est toujours la même chose avec les personnes en surpoids, ils ont la flemme de se bouger et de se rendre chez le dentiste et quand ils arrivent, c'est trop tard ! 
Puis à moi : ça vous servira de leçon. 

Les yeux aussi écarquillés que ma bouche, pas un seul son n'est sorti de cette dernière.

La dent fut arrachée, extirpant par là même, un bout de dignité.

Sa leçon, je la connaissais par peur...
D'autres soignants me l'avaient enseigné avant lui.

Sibel.

L'arracheur de dents (vers 1608 ) Caravage

















Commentaires

  1. Bonjour...J'ai lu quelques uns de vos articles, et je suis peinée, attristée, affligée qu'ils soient le témoignage de votre réalité, de la réalité. Je suis "comme vous" et vous lire me conforte dans mes tentatives d'échapper au monde, de le fuir, de m'en soustraire. C'est lâche, je le sais. Mais je suis désarmée. Je vous envoie tout mon soutien et toute mon affection.

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    1. Oh Endé, comme je vous comprends... J'aimerais savoir, pouvoir vous insuffler de la force, mais je n'arrive qu'à écrire notre réalité pour l'instant... Je vous envoie aussi toute mon affection. Je crois que nous pourrons vivre autre chose...

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