Mais Sibel, Détaches-toi du regard des autres !
Oh, ce conseil tant entendu ! Ce but tant espéré !
Ce doit être possible puisque l’on me le propose avec tant d’aisance, bien que l’on ne l’accompagne jamais de solution ni d’aucune marche à suivre…
Il me vient toujours de gens qui s’apprêtent convenablement avant de sortir et qui d’ailleurs ne sortiraient pas de chez eux sans s’être maquillés, sans que leurs cheveux soient parfaitement tels qui le souhaitent, sans qu’ils aient revêtus les vêtements et accessoires qui les rendra reconnaissables (et donc acceptés) par leurs pairs.
Ce sont toujours des gens qui correspondent à la norme du cercle auquel ils veulent appartenir qui trouvent facile de me dispenser ce conseil.
Me détacher du regard des autres.
Comment parvenir à ne plus être blessé par lui ?
Comment faire pour ne plus laisser l’improbation qui l’accompagne m’enserrer les chevilles ?
Me détacher du regard des autres…
Comme je m’y attelle !
Sans relâche !
Dès que je le croise, croyez-moi, j’essaie de m’en détourner…
Vite, mes yeux cherchent quelque chose pour ne plus que dans un réflexe malheureux je revienne prendre la mesure du dégoût de celles et ceux qui me regardent.
Pour me détourner du mépris, il faut que mes paupières s’ouvrent sur quelque chose d’aussi puissant que le jugement de ces yeux qui me scrutent…
Vite, de la beauté, de la poésie !
Oui, dans ces moments là, je supplie la poésie de me foudroyer d’un brin d’herbe, de trois notes de musique échappées d’une fenêtre, d’un trou de lumière dans le ciel.
Que quelqu’un me dise la quantité de poésie qu’il faut pour supporter le métro quand on est grosse ?
La juste dose de beauté pour laisser glisser la remarque d’une vendeuse ?
Quel recueil bouleversant garder sur moi, en moi, pour que la phrase de la gynécologue s’annihile ?
J’aimerais savoir…
J’y arriverai un jour... Je me détacherai du regard des autres, des mots des autres, des projections des autres… C’est pour mon bien après tout.
Petit à petit, je me conformerai à cette injonction à faire taire ma sensibilité me concernant, c’est pour mon bien me dis-je… Pour ne plus souffrir…
Ou peut-être est-ce aussi pour le bien des brutes, des tièdes, de celles et ceux qui ne se positionnent pas contre les discriminations et qui préfèrent ne pas être interpellés par la souffrance d’autrui…
Bon, c’est 50/50 alors ?
Mais
quand même, je me questionne…. Qu’est-ce
que j’insensibilise d’autre
en moi dans ce processus ? Qu’est-ce
que je ne permets pas d’exprimer ?
Finalement, ce
conseil que j’imagine
sincère la plupart du temps, qui
sert-il réellement ?
Et qui
dessert-il aussi sur le long
terme ?
Dans
cette démarche, je sens que je perds un bout de ma palette
d’expressions et je ne sais pas encore si je sortirais
gagnante de cette perte…
En tout cas, si vous
croisez une grosse femme, vous gênant peut-être un peu, immobile au
milieu d’un trottoir, le nez en l’air, s’il vous plaît, ne
soyez pas exaspérés…
C’est peut-être moi, qui cherche le beau dans un endroit où l’on me crie que je suis laide.
Sibel.
Francesco_del_Cossa,_santa_lucia,1472-73
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